2008-04-23

Le dilemme de l'omnivore

Dites-moi, la dernière fois que vous avez tué le poulet (bœuf, saumon, etc.) de votre souper de ce soir, c’était quand ? Où cueilliez-vous les fruits et légumes que vous mangez à tous les jours ? De la crème glacée, des boissons gazeuses, des croquettes de « poulet », des repas-minute congelés, des jus avec additifs vitaminés, ça pousse où en hiver et comment en sommes-nous arrivés là, historiquement et sociologiquement parlant ? D’ailleurs, êtes-vous réellement certain que ce que vous avez mangé ce soir est réellement ce que vous avez mangé ? Du bœuf, du poulet, du poisson, etc. Vraiment ? Pensez-y et lisez.

Publié en 2006 par le journaliste américain Michael Pollan, « The Omnivore’s Dilemma: A Natural History of Four Meals » nous trace le portrait et l’analyse détaillée de la chaîne alimentaire qui ponctue chacune de nos vies nord-américaines en ce début de 21e siècle. L’auteur nous fait découvrir à quel point l’alimentation contemporaine est aussi proche de la nature que l’ordinateur d’aujourd’hui est proche de la feuille de papier et du crayon d’antan. On y découvre les entrailles du système alimentaire nord-américain, à quel point notre relation avec la bouffe est complètement dénaturée, à quel point notre bouffe, sans qu’on le sache et bien souvent à notre insu, est modifiée, retravaillée, réemballée, réajustée.

Bien que notre histoire directe nous lie à la culture alimentaire européenne basée sur le blé, ce livre nous fait découvrir à quel point nous avons complètement transformé nos habitudes alimentaires pour utiliser l’épi de maïs et ses produits dérivés comme source primaire de presque tous les produits que nous ingérons actuellement. Poussé par la motivation mercantile extrêmement alléchante de cette céréale qui pousse bien sur les terres d’Amérique, nous le faisons bien souvent aux dépens de notre santé et de la santé des autres. En autant que le portefeuille s’épaississe...

Qu’on le veuille ou non et que nous en soyons conscients ou non, le maïs est devenu l’une des seules sources protéiques que nous absorbons à tous les jours, 365 jours par année. Qu’est-ce que ça change, me direz-vous ? Au premier regard, rien, car une protéine dénaturée restera toujours formée des mêmes 20 acides aminés naturels. Mais lorsqu’on regarde de plus près, on se rend bien compte que c’est loin d’être le cas au niveau alimentaire. Au même titre qu’un prion n’est pas une protéine comme les autres et que son ingestion peut causer des problèmes de santé graves d’une espèce à l’autre, il s’avère que les sources de protéines communes ingérées par les animaux que nous mangeons à notre tour ont également un effet non négligeable sur notre santé.

Analyse alimentaire à l’appui, Michael Pollan nous démontre en fait que plus du quart de tout ce que l’on achète à l’épicerie aujourd’hui contient un dérivé plus ou moins alléchant du maïs, indirectement transformé par une matière pétrolière qui consomme plus d’énergie qu’elle n’en produit. Des céréales aux viandes, en passant par le jus (bourré de sirop de maïs) et les fruits (dont la couche de cire qui les fait reluire est un dérivé de maïs). Pollan nous montre également comment l’être humain poussa même l’extrême jusqu’à modifier la biologie animale de certaines espèces à son profit. Les vaches et le saumon ne mangent naturellement pas de maïs et ne peuvent pas digérer ladite plante ? Pas grave. On nous démontre avec brio des trucs utilisés par les tenants de l’élevage intensif pour faire ingérer cette plante bon marché à ces animaux, avec les conséquences désastreuses que l’on peut s’imaginer sur leur santé et sur la nôtre.

À cet effet, saviez-vous qu’au niveau nutritif, manger du saumon d’élevage ― par opposition au saumon sauvage ― revenait à peu près à manger un steak ? Et, parlant de steak, saviez-vous qu’il y a de bons indices qui suggèrent que ce n’est pas nécessairement la viande rouge que l’on ingère qui cause les fameux problèmes cardio-vascualires dont nous sommes victimes, mais plutôt ce que la vache elle-même a mangé avant que nous l’ingérions à notre tour ? Or, pour l’industrialisation moderne, ça n'a aucune importance, car vous ne le savez pas. Au diable les valeurs nutritives du poisson et des bons gras : pour eux, une viande c’est une viande, même au niveau moléculaire. Ça fait peur.

J’entends déjà les tenants du monde « bio » se sentir à l’abri de ces affres alimentaires contemporaines. Pas si vite ! Qu’à cela ne tienne, Pollan passe le tiers du bouquin à nous démontrer à quel point l’industrie biologique ― un paradoxe historique en soit ― n’est en réalité qu’un leurre monumental et un lobby puissant qui ne vise en fait qu’à redonner bonne conscience aux consommateurs qui désirent redécouvrir leurs racines pastorales. Vendre l’image du retour à la terre, voilà ce qui compte pour ce courant de pensée alimentaire qui aime bien jouer sur les zones grises de la loi pour faire passer ses produits comme « biologiques », alors qu’ils sont pratiquement identiques à ceux conventionnellement manufacturés.

À l’aide de nombreuses anecdotes savoureuses, Pollan nous fait découvrir ses expériences personnelles, ponctuées d’analyses cartésiennes saisissantes et de faits cachés qui surprennent énormément. D’une certaine manière, le « dilemme de l’omnivore » qu’il nous présente demeure en quelque sorte son Discours de la méthode personnel, une manière pour Pollan de remettre toutes ses habitudes alimentaires en question, d’aller « voir » la chaîne alimentaire en action et de vivre, ne serait-ce que pour quelques semaines ou quelques mois, dans la peau des artisans de tous les courants de la pensée alimentaire contemporaine (industriel, biologique, végétarien, chasseur, etc.). Il pousse d’ailleurs l’expérience à son meilleur en se donnant comme défi de recréer la chaîne alimentaire complète d’une croquette de poulet McDonald’s et en créant un repas à partir d’ingrédients qu’il a lui-même cueillis ou chassés (de l’animal au sel de mer, en passant par les champignons et les fruits).

En faisant une analyse captivante d’un pan de notre vie que nous considérons souvent pour acquis, Michael Pollan fait le point sur nos habitudes alimentaires sans tomber dans l’activisme et l’extrémisme de certains groupes de pression anarchistes. Le bouquin fait une analyse vivifiante du domaine de l’alimentation et nous fait considérablement réfléchir à notre perception face à la bouffe. Une lecture fortement conseillée, qui n’a pas fait la liste des dix coups de cœur du New York Times de 2006 pour rien...

Michael Pollan, The Omnivore’s Dilemma: A Natural History of Four Meals, The Penguin Press, 2006.

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